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Hôtel de Massa
38 rue du Fbg-St-Jacques
75014 Paris
Le premier don que l’on fait à un enfant à sa naissance, qu’il conservera toute sa vie, qui le distinguera des autres, qui fera partie intégrante de sa personnalité au point qu’il l'en croira indissociable, ce don, c’est son prénom. Rattaché à son nom et à sa date de sa naissance, il définit son identité dans la société.
C’était au cours de l’été 2011, j’étais en rééducation à la Clinique des Pins, depuis quatre jours, et pour encore quatre longues semaines, afin de rééduquer mon genou. Sa confrontation malencontreuse avec le parechoc d’une voiture dans la rue Gambetta, que je traversais pour me rendre dans ma librairie préférée, avait en effet occasionné quelques dégâts qu’un chirurgien expert avait minutieusement réparés. Mon voisin de chambre, un récidiviste (il en était à son troisième accident de moto) était parti le matin, à mon grand soulagement. Il cumulait en effet quelques-uns des travers du comportement qui constituent chacun, pour moi, un inconvénient majeur au développement d’une relation de sympathie : les mauvaises odeurs corporelles, l’expression glorieuse d’exploits insignifiants, et la fâcheuse habitude de ne consentir à se coucher que lorsque le seuil d’alcoolémie rend toute autre activité impossible. J’étais allongé sur mon lit, plongé dans la lecture de The river between[1], en attendant la « piqûre de l’infirmière » destinée à prévenir phlébites et autres embolies pulmonaires, lorsque j’entendis frapper à la porte. Pensant que c’était l’infirmière qui dans un geste machinal annonçait sa venue, je n’ai pas répondu. Après une nouvelle tentative de m’informer qu’on voulait entrer, et sans réponse de ma part, la porte s’ouvrit et je vis un homme jeune qui, de ma position de patient allongé sur son lit, me parut très grand. Il portait un sac en bandoulière sur une épaule et s’appuyait sur une canne anglaise, avec le bras opposé.
Il me serra la main vigoureusement et me demanda si nous pouvions nous tutoyer. Je grommelais un oui, si vous… si tu veux. Il y avait chez cet individu, quelque chose qui me gênait, peut-être sa taille, sa belle gueule, son aisance, ou son côté sportif. La personne qui l’accompagnait me fut présentée comme son entraîneur de foot. Oui, c’était peut-être ça aussi qui m’agaçait : après le motocycliste, un sportif, et avec son entraîneur ! J’allais devoir supporter les commentaires sur les matchs, les matchs eux-mêmes et peut-être voir défiler toute l’équipe. Après quelques instants, il remercia cet homme de la quarantaine à l’allure sportive et au regard affable, qui s’était présenté comme « Jean » et qui avait eu, lui aussi, mais sur un mode moins vigoureux, l’amabilité de me serrer la main. « Ne t’inquiètes pas avait-il dit à l’attention de l’entraîneur, ici, je suis en sécurité, pour le linge j’ai plusieurs survêtements et je pourrai tenir la semaine jusqu’à ce que j’ai de la visite ». Ils se quittèrent avec une poignée de main que je sentis chaleureuse. « Ne te dérange pas, finis de t’installer, je trouverai tout seul mon chemin, » dit le dénommé Jean qui me salua par un geste discret de la main en me souhaitant une bonne rééducation. Luc Brunel avait installé ses maigres affaires dans son armoire, avait consulté son smartphone, et après le passage de l’infirmière, m’avait demandé si cela m’ennuyait qu’on discute un peu avant le repas. Il s’était enquis des raisons qui m’avaient conduit dans ce centre de rééducation, si j’en avais pour longtemps, si l’équipe de rééducation était à la hauteur de sa réputation, quels étaient les horaires, si nous étions nombreux, si je trouvais bonne la nourriture, quel était mon métier. Il fut ravi d’apprendre que j’étais prof de littérature ancienne. « Alors tu parles latin et grec ? C’est super. » Il eut toutefois la discrétion de ne pas aborder la sphère affective et sentimentale, mais en moins de trois quarts d’heure, j’avais eu l’impression désagréable qu’il avait investi ma vie alors que je n’avais pas été fichu de lui poser la moindre question sur son histoire. Ce serait pour plus tard. Depuis le début de mon séjour, j’avais fait connaissance des autres éclopés bénéficiant des mêmes structures de rééducation et des mêmes horaires que moi. Il y avait plusieurs traumatisés du genou (ligaments croisés, rotule), des polytraumatisés, des habitués qui revenaient après une nouvelle intervention destinée à réduire leur handicap, un des pensionnaires souffrait d’une élongation du plexus brachial — pathologie dont j’avais, jusque-là, totalement ignoré l’existence — ; plusieurs étaient là après fractures du bassin ou des fémurs. Les plus vieux, qui n’avaient pas les mêmes horaires de rééducation que nous, avaient généralement bénéficié de l’implantation de prothèses en échange de leurs hanches ou genoux usés et défectueux. Tout ce petit monde, celui de notre horaire de rééducation, dont la plupart avaient moins de 30 ans communiquait peu entre eux, avant l’arrivée de Brunel, beaucoup passaient leur temps de loisir et souvent de repas, à pianoter sur leurs smartphones. Dès l’arrivée de Luc Brunel, le mode relationnel entre les participants aux repas se mit à changer. Avec un talent de communication extraordinaire, par des questions posées sur un ton affable et bienveillant, il arrivait à faire parler tout le monde. Il avait même réussi à débloquer la parole à cet ouvrier charpentier, celui de l’élongation du plexus brachial, qui affichait depuis son arrivée un mutisme rougissant aux questions qui lui étaient adressées. Celles de Brunel avaient fini par lui redonner une expression orale et un visage serein. Il nous avait expliqué dans une description amusante qui avait déclenché l’hilarité générale, comment il était passé entre deux chevrons, puis au travers du faux plafond « pour se retrouver, entouré de laine de verre qu’il avait emportée dans sa chute, assis sur les chiottes de la baraque dont ils refaisaient le toit avec ses collègues ». Il avait été secouru par une grosse femme, sortie à moitié nue et affolée de la salle de bains, dont il avait conservé l’image de la généreuse poitrine, impudiquement offerte à son regard (décrite en d’autres termes, et avec quelques détails nostalgiques, de cette étonnante mais tendre découverte anatomique). Cette aisance et sa façon de se faire aimer de tous, sans donner le moindre détail sur sa propre vie, avaient continué à me rendre ce nouvel arrivant antipathique. Il faisait sa rééducation avec une énergie et un courage extraordinaires, allant parfois à la limite de ses forces et de la douleur, alors que ma tendance naturelle et avec la complicité de mon asthme avait toujours été de limiter les efforts physiques au minimum nécessaire. Le soir, devant mon mutisme affecté et idiot, il lisait des romans qu’il avait apportés. De temps en temps il consultait son iPhone, mais recevait peu d’appels téléphoniques. Un soir vers 18 h il eut celui d’une personne qu’il appela « Maître ». Nous attendions l’infirmière pour la piqûre d’anticoagulants, et je me suis levé pour sortir. Il a interrompu la conversation et m’a dit « reste, je n’ai rien à cacher ». Ce jour-là, j’ai percé le rideau d’incompréhension qui nous séparait et j’ai commencé à devenir son ami. Il a entrepris de me raconter son histoire, et d’autres personnes qui y sont associées, m’ont par la suite, relaté leur part. Luc Brunel avait un physique hors du commun, par sa taille, par son allure à la fois sportive et élégante, que ne trahissait pas la légère claudication imposée par les dégâts de l’accident, et par son visage aux traits harmonieux. Ce visage semblait m’en rappeler un autre, peut-être celui du héros « Yan », d’un film que j’avais vu récemment, avec des yeux marron, des cheveux légèrement bouclés et une barbe courte qui lui donnaient un air romantique. Ses paupières légèrement bombées donnaient de la douceur à son regard, qui semblait accueillir avec bienveillance ce sur quoi il se promenait. Toutefois la pâleur de sa peau, partiellement atténuée par la barbe, et le probable amaigrissement de son visage, lui donnaient un air de tristesse contenue, qui se nuançait dans les plis du front, lorsqu’il devenait songeur. Le charme romantique du personnage n’échappait à personne et naturellement pas aux filles, qui savent lire dans le regard mélancolique des garçons, les tourments de leur âme et trouver les ressources pour les en consoler. Parmi elles il y avait Nathalie, une belle et grande fille. Elle était arrivée deux semaines avant moi pour la rééducation de sa main et de son genou, après un accident de moto. Elle fréquentait avec une politesse réservée les repas que nous prenions en commun, mais ne s’attardait pas, préférant se retirer dans sa chambre qu’elle partageait avec une autre fille, Laurène, qui était plutôt mignonne, mais extrêmement timide et qui, elle aussi, restait à l’écart du groupe. Nathalie travaillait dans un cabinet de recrutement et devait certainement, déformation professionnelle, se faire une opinion sur chacun d’entre nous. Je n’avais aucune idée de celle qu’elle se faisait de moi, par contre, son physique et le mystère dont elle entourait son personnage me la rendaient attrayante. Un jour elle était venue lire à côté de moi après le repas et nous avions un peu discuté. Sa proximité me troublait et je n’avais su dire que des banalités. Je terminais la lecture d’un roman et je le lui avais prêté. Il s’agissait d’une œuvre de Henning Mankell. Elle m’avait rendu Les chaussures italiennes trois jours plus tard en me remerciant gentiment pour cette excellente lecture, mais sans aucune manifestation d’affection, ce qui m’avait un peu déçu. Après l’arrivée de Luc Brunel, son comportement lors des repas avait commencé à changer. Elle restait autour de la table aussi longtemps que nous et prenait part aux discussions, s’amusant parfois à taquiner l’un ou l’autre. Elle venait régulièrement prendre le café avec Luc et moi, mais j’avais bien compris que c’était la présence de Luc qu’elle recherchait et non la mienne. J’avais surpris, peu de temps avant la fin de son séjour, après le repas du soir, quelques gestes de tendresse qui ne laissaient plus planer de doute sur la relation qui était en train de se tisser, du moins je le croyais. La date de son départ approchait et Nathalie avait proposé de nous offrir le champagne. Notre petite bande s’était concertée pour lui offrir un cadeau. Comme elle aimait les balades en montagne, nous avions opté pour un GPS de randonneur. C’était Luc qui devait le lui remettre, il avait été désigné aussi pour faire un petit discours. Nathalie avait apporté en plus du champagne, du foie gras, que le cuisinier avait aimablement ajouté à notre repas. Tout le monde était réuni dans les dispositions d’esprit les plus gaies, et chacun avait pris sa place dans une bonne humeur bruyante et animée. Nathalie était arrivée à l’heure du repas dans une tenue d’une élégance qui m’avait fasciné. Elle avait troqué ses vêtements de rééducation pour une tenue de ville avec une jupe noire qui couvrait à peine le genou, un chemisier blanc qui moulait sa généreuse poitrine et qui rehaussait le hâle de son visage et de son cou. Ses longs cheveux bouclés étaient ramenés en arrière dégageant ses oreilles ornées de petites créoles et sur son cou pendait une perle noire retenue par une chaînette dorée. Ses ongles vernis d’un rouge carmin donnaient aux gestes gracieux de ses mains un côté sensuel. Son regard se portait régulièrement sur le visage de Luc avec un éclat et une forme de douceur qui trahissait son désir. À un moment je vis les yeux de Luc parcourir longuement le visage de Nathalie comme pour s’imprégner de sa beauté. Lors de la remise du cadeau, Luc évoqua avec humour les petites péripéties qui avaient émaillé notre séjour commun, en n’oubliant personne, puis parla de notre tristesse de cette séparation, qui, nous l’espérions tous, ne serait pas définitive. « Pourquoi ne pas nous donner rendez-vous pour une randonnée dans les Pyrénées lorsque nous serions tous remis ? » Vers la fin du repas, Nathalie s’était absentée de la table, avec quelques autres, pour fumer une cigarette. Lorsqu’elle revint, je remarquais sa belle déambulation sur ses chaussures à talons. Elle alla se placer derrière Luc, déploya ses longs bras autour de son cou, au-dessus de ses épaules et vint déposer un tendre baiser sur sa joue. Tous les regards étaient fixés sur eux avec des sourires. De petits gloussements semblaient accompagner et approuver cette manifestation de tendresse. Ils restèrent ainsi quelques instants. J’aurais tant aimé être à la place de Luc et sentir la chaleur des bras de Nathalie, la rondeur de ses seins appuyés sur mes épaules, son parfum embaumer mes narines. Puis il se passa quelque chose d’inattendu : Luc saisit délicatement les mains de Nathalie et les écarta d’un geste lent, comme pour dire « non je t’en prie, laisse-moi tranquille ». Personne ne fut dupe du sens de ce geste observé avec consternation et Nathalie quitta sa position en s’éloignant vers la porte. Je ne savais que faire devant un tel désastre et je me mis à la suivre, comme pour ramasser les débris de cet amour assassiné en plein cœur. Je la trouvais dehors et dans la lumière du soleil couchant les larmes sur son visage brillaient comme des éclats perdus. Je ne savais que dire ni que faire, j’allais me retirer lorsqu’elle me dit « ne t’en va pas ». Puis, après un moment de silence qui me parut une éternité « il est gay ton ami ? » Je lui répondis que non, mais en fait je n’en savais rien. C’eut été la seule explication acceptable, l’autre relevait de l’indélicatesse, du mépris et de la muflerie. La blessure occasionnée transforma son visage. Il se contracta, à la limite de la laideur. Il n’y a rien de plus efficace qu’une blessure narcissique pour sécher un cœur et des larmes. Puis elle sortit une cigarette, l’alluma en tremblant. « Pourtant ça ne lui ressemble pas », dit-elle. Je restais sans voix. Son visage se recomposa lentement et un léger sourire vint sur ses lèvres. Elle écrasa la cigarette dans le cendrier, puis, caressant légèrement mon épaule, me dit « ne t’inquiètes pas, je m’en remettrai ». Lorsque je suis rentré dans la chambre après avoir traîné dans le jardin à la recherche d’un apaisement à l’angoisse suscitée par cet évènement, Luc était endormi sur son lit. Le lendemain était le jour du départ de Nathalie et j’étais bouleversé par ce qui s’était passé la veille, je redoutais sa rencontre et encore plus le regard de tous, l’opprobre qui allait planer sur Luc pour son comportement de la veille. Après le petit déjeuner, pris dans un silence inhabituel, je restais tout seul à table, dans la salle de restauration à quelques distances de l’entrée. C’est alors que je vis la silhouette de Luc qui se détachait dans la clarté de l’ouverture de la porte et immédiatement après apparut celle de Nathalie. Ils s’arrêtèrent l’un en face de l’autre et une discussion s’amorça. Ils se déplacèrent un peu pour laisser le passage aux personnes qui entraient et sortaient et parlèrent calmement un long moment, puis Luc prit la main de Nathalie, celle (maintenant débarrassée de son attelle) qui avait été traumatisée ; il la caressa un peu et la porta à ses lèvres tout en continuant à parler. Nathalie se mit à rire ce qui occasionna de gracieuses ondulations de son corps. Avec la main laissée libre, elle sembla écraser une larme sur sa joue. Puis ils s’embrassèrent comme le font des amis qui vont se quitter pour quelque temps en se serrant l’un contre l’autre et en s’entourant de leurs bras. Ils se séparèrent et Nathalie vint s’asseoir à côté de moi. « Tu sais j’ai été très heureuse de faire ta connaissance dit-elle sur un ton calme, je te remercie pour tout : ton amitié, tes conseils de lecture, ton attention, ta gentillesse. » Je me sentis rougir jusqu’aux oreilles, j’aurais voulu qu’elle recommence, que je puisse encore respirer son parfum, qu’elle reste encore un peu. C’est ce qu’elle fit, mais pas pour parler de moi, pour parler de Luc. « Pourquoi faut-il que les mecs bien, aient toujours leur cœur pris par une autre ? » dit-elle sur un ton de lassitude. Le mien de cœur, je le lui aurais bien donné contre dix ans de ma vie, mais je ne faisais apparemment pas partie de la catégorie des mecs en question. « Il m’a dit des choses flatteuses pour moi et puis des choses que je n’ai pas bien comprises : il avait trop souffert des jeux de l’amour, il en souffrait encore. Il ne pouvait pas se lier avec une fille, fut-elle aussi séduisante que moi. » Je ne savais que lui répondre, car je n’avais pas encore découvert dans l’histoire de mon ami, quelle était la nature de ses tourments. Nathalie finit par saisir son smartphone et me demanda si je pouvais lui donner mon numéro de portable, ce que je fis dans une démarche incrédule. Elle tapota de ses doigts délicats et avec une rapidité extraordinaire sur son bel appareil à la coque dorée. Quelques secondes plus tard, mon téléphone annonçait la réception d’un SMS. J’hésitais à le sortir de ma poche et elle dit tranquillement, « je t’ai envoyé mes coordonnées, est-ce que tu peux vérifier si tu les as bien reçues ? » Elle m’avait envoyé son numéro de téléphone et son adresse. Elle me quitta en m’embrassant sur les joues et en me glissant à l’oreille comme une confidence intime : « Tu sais Laurène me parle souvent de toi ». Je revis Luc dans la matinée, il avait l’air serein et sembla investir toute son énergie dans ses exercices de rééducation du jour. Par la suite nous eûmes de nombreuses discussions. Au cours de ces dialogues, j’ai mieux compris le comportement de Luc à l’égard de Nathalie, j’ai aussi beaucoup appris sur la fragilité de la relation qui peut exister entre notre personne et notre identité. [1] Roman de Ngugi wa Thiong'o, traduit en français sous le titre « La rivière de vie » |